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Les Passeurs du Patrimoine

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Le Festima de Dédougou :
les dilemmes d’un passeur de patrimoine

Table des matières
1. HISTORIQUE ET ACTIONS DE L’ASAMA
2. REGARDS DE QUELQUES ACTEURS PARTICIPANTS AU FESTIMA
3. LES DILEMMES DU FESTIVAL
3.2. Les problèmes financiers
3.3. Le manque de compétences
3.4. Les contradictions internes
3.5. Les dangers de la globalisation et du transfert des rituels

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/78/Burkina_Faso_relief_location_map.jpg?uselang=fr

 

Le Festima de Dédougou :

les dilemmes d’un passeur de patrimoine

 

En Afrique, l’expression des masques dans le cadre d’un festival est un geste symbolique non négligeable. Elle marque une rupture avec le passé, une démarche à la fois ambiguë de désacralisation et de re-sacralisation, la mise en œuvre d’un nouveau regard et une étape dans la patrimonialisation d’un pan entier de la culture.

L’Association pour la Sauvegarde des Masques et des Arts de Dédougou (ASAMA), à l’ouest du Burkina Faso, avec l’animation de son désormais célèbre festival des masques, participe comme actrice, bricoleuse et passeuse privilégiée de patrimoine. En se ralliant à de nombreuses sociétés de masques du Burkina et d’ailleurs, le Festima se veut une réponse endogène à la disparition de l’institution des masques. Au départ, cette initiative n’a pas été vue d’un bon œil parce présentée comme une entorse grave aux coutumes. Avec le temps, certaines sociétés de masques ont perçu l’intérêt qu’elles pouvaient tirer de leur adhésion à l’ASAMA.

L’action d’une telle expérience sur la revalorisation des masques à travers le festival a d’importants impacts sur la pratique tout en suscitant de nouveaux dilemmes.

 

1.    Historique et actions de l’ASAMA

Fondée en 1995, l’ASAMA développe un programme d’action qui comporte deux  volets  principaux :

  • Le premier concerne la protection et la mise en valeur du masque sous toutes ses formes, à travers la promotion de la conservation et de l’organisation de manifestations et d’expositions.
  • Le second volet consiste à instaurer un dialogue entre les valeurs anciennes et actuelles en tenant le pari de dépasser les contradictions entre ces deux systèmes et, surtout, d’inscrire directement le masque comme institution emblématique de la coutume au centre du processus du développement.

Au niveau de la protection des masques, l’ASAMA s’investit dans l’organisation de manifestations de promotion de la culture du masque. Il en est résulté le festival, qui regroupe plusieurs dizaines de villages de différents groupes ethniques du Burkina Faso, de quelques pays voisins et même d’Europe.

L’ASAMA est coordonné par plusieurs secrétariats dont :

  • Le secrétariat du Festima : il supervise et coordonne la planification et l’organisation du festival. Celui-ci se déroule sur trois à quatre jours entre la fin du mois de février et le début du mois de
  • Le marché des communautés : créé à la cinquième édition du Festima, il rassemble les communautés résidentes de la région pour promouvoir leurs ressources culinaires et artisanales.
  • Le secrétariat à la recherche : il est chargé de l’organisation des ateliers de réflexion, des conférences-débats, des publications, de la collecte des informations disponibles sur les masques, des archives (documents photographies, films, cassettes et toute autre source documentaire relative aux masques). Il sensibilise par l’organisation d’expositions, la collecte de matériaux pour constituer une base de données sur les pratiques de masques. Il est soutenu par un comité scientifique composé d’enseignants et d’universitaires. Ce secrétariat définit les thèmes du Festima.1
  • Le secrétariat à l’environnement répond à un des objectifs prioritaires de l’ASAMA : la protection de l’espace géographiques des masques dans lequel baignent les institutions des masques dont le but est de protéger l’environnement (forêts sacrées, bosquets d’initiation, mares…).

Les acquis de ce secrétariat sont liés à celui de la recherche. Ainsi, à la suite des ateliers de réflexion organisés lors du Festima 1999 sur le thème « Masque et environnement », le secrétariat à l’environnement a mis sur pied un programme de reboisement et d’entretien des sites et des bosquets sacrés dont ont bénéficié 40 sites dans 20 villages. Les villages membres de l’association ont travaillé en collaboration avec les services techniques de la Direction régionale de l’environnement de la boucle du Mouhoun et de la Coopération technique suisse (DDC) au Burkina Faso. Plus de 10’000 plants ont été mis en terre ; le plan de suivi de cette opération de reboisement donne des résultats satisfaisants pour tous les partenaires.

Au-delà du spectacle du festival, l’ASAMA met en relation les ONG intéressées avec les sociétés de masques afin qu’elles produisent elles-mêmes les essences utiles à la fabrication des masques tout en intégrant les stratégies nouvelles de la protection de l’environnement. Cette mise à contribution du savoir-faire paysan s’est révélée particulièrement enrichissante pour tous les partenaires puisqu’on ne devrait pas parler de masque sans environnement et encore moins de masque sans développement.

Masque de feuilles du village de Mamou (Photo Marc Coulibaly, festival 2004)

Ce spectaculaire et gigantesque masque d’environ 6 mètres de haut et cérémonieusement escorté par deux masques du village hôte et de quelques initiés, n’apparaît qu’une fois tous les 4 ans. Un même initié ne peut le porter que trois fois au maximum dans sa vie

Un film Masques et environnement a même été réalisé par l’ASAMA avec le soutien de l’ambassade du Danemark et projeté plusieurs fois sur la chaîne de la télévision nationale.

Les actions-pilotes que l’ASAMA a déjà menées pour le reboisement des bosquets sacrés et la replantation de certaines essences pour la confection des masques ont démontré le potentiel encore à exploiter et la pertinence de la relation existant entre culture et développement économique.

1. Les thèmes choisis au fil des années ont été les suivants : 1996 : « Tradition et modernité »

2.    Regards de quelques acteurs participants au Festima

Les objectifs du Festima répondent aux attentes mêmes des sociétés de masques. C’est à dire, contribuer à la sauvegarde, à la restauration, à leur réorganisation par la promotion de leurs identités. Les sociétés de masques espèrent ainsi tirer un maximum de profit de l’importance sociale de leurs institutions coutumières dans le cadre d’une stratégie de développement socio-économique et culturel. Par le festival, les détenteurs de masques espèrent restaurer la confiance, l’autorité coutumière mise à mal par les nombreux facteurs de la modernité :

«Le FESTIMA permet une revivification des pratiques étouffées par les multiples phénomènes de la mondialisation. La manifestation du festival permet à nos enfants d’être en contact avec les masques et le fait de quitter le village pour Dédougou crée une dynamique nouvelle de forte solidarité autour des masques, emblèmes de notre village. » 2

Il ne faut pas négliger l’enjeu économique et médiatique du festival. En effet, ses retombées financières, la prise en charge des frais de réparation pour sortir les masques des villages, les repas offerts les primes reçues, après la participation, jouent un rôle indéniablement important à leur motivation pour participer au festival. Le regard des acteurs de la ville, des autres ont quelque part valoriser les masques et les acteurs producteurs des masques se sont sentis reconnus. Le fait également que la manifestation se déroule dans une période propice (pas de travaux agricole) joue un rôle supplémentaire à cette motivation.

Masque de feuilles du village de Mamou (Photo Marc Coulibaly, festival 2004)

La crête, symbole solaire est la surface sur la quelle les artistes réalisent de plus en plus toutes sortes de figures géométriques (cercles, triangles, carré, rectangle) et motifs figuratifs (lance, houe, arc caméléon, crocodile). Dans le passé, ces symboles faisaient non seulement partie intégrante de la décoration esthétique, mais aussi de l’expression d’un langage codé réservé à un cercle d’initiés restreints.

 

« D’une part, c’est une belle et louable manifestation parce que tout le monde ne peut pas aller voir les masques dans les villages. […]

Aujourd’hui, le fait d’associer tous les groupes ethniques, de tous les pays, pour faire du festival une rencontre interculturelle des masques est très positif. N’eût été le festival, combien de gens d’ici auraient vu de leurs yeux les masques béninois, dogons, suisses ?

Mais si l’on ne pense qu’aux avantages financiers, le festival ne survivra pas. L’ASAMA doit réfléchir à cette question de l’appropriation du festival par les acteurs bénéficiaires. Que l’on ne sente pas que le festival soit pour nous une convocation à Dédougou, mais une invitation lors de laquelle chaque partie respecte et honore ses engagements! »3

« Le sens à donner à ce festival est contextuel. Nous sommes dans un climat d’interculturalité où l’ouverture aux autres nous oblige à partager, sur un même terrain, des valeurs totalement différentes. Alors, les festivals sont les bienvenus parce qu’ils permettent d’être connus, ils permettent de se révéler aux autres et surtout de se perpétuer et cela est positif dans la culture d’appartenance du masque.

Dans les identités locales, ils permettent aux communautés du masque de se ressourcer, de relier un dialogue avec les ancêtres, avec les dieux, et cela permet à la communauté de ne pas se sentir abandonnée, perdue par rapport à la culture où se manifeste le masque, de savoir que les acteurs du masque ont toujours une solidarité avec les morts, ce qui est très important. »4

 

« Le festival des masques est une bonne chose parce qu’il plaît à tout le monde. Les gens ici se sentent réellement impliqués. Au début, ils ont pensé qu’on voulait les exploiter et il y a eu des réticences. Maintenant ils ont un peu compris et cela intéresse tout le monde.

Ils ont compris l’enjeu de montrer leurs valeurs et cela leur profite financièrement et moralement. […] La chose la plus positive dans ce festival est le marché des communautés qui permet à de nombreux petits artisans et commerces de femmes de se procurer des revenus pour subvenir aux besoins de leurs familles. »5

Pour Salaka Sanou, professeur de lettres modernes à l’Université de Ouagadougou, les festivals des masques constituent des phénomènes de valorisation ou, parfois, de revalorisation. A la condition expresse de respecter le côté sacré du masque.

« Cependant, si on ne respecte pas ce contrat moral qui lie les organisateurs du festival avec les responsables des sociétés de masques, on va se retrouver dans une situation où le masque devient un objet folklorique, c’est-à-dire un objet banal. Or, il ne faut pas que les festivals transforment le masque en un objet banal. Il faut que, à travers le masque, les gens arrivent à se convaincre qu’il faut venir regarder les masques là et qu’ils arrivent à se convaincre que le masque, dans les sociétés où il existe, constitue des valeurs fondamentales, des références d’identification et les sous-bassement culturels de ces sociétés. Cependant, si on ne prend pas en compte ces dimensions, si on considère le masque juste comme un objet de folklore ou d’attraction touristique, à ce moment, les festivals peuvent constituer un danger. Mais si on respecte la dimension sacrée, sociale, esthétique du masque, il n’y a aucun danger. »6

Tankien Dayo, économiste et secrétaire général de l’ASAMA, précise : « Le sens du festival et de l’ASAMA est de sauvegarder la tradition et défendre le patrimoine du masque. Le Festima est un cadre d’échange, de dialogue, de partage entre d’abord les sociétés de masques et réfléchir sur des problématiques que chaque société rencontre chez elle, dépassant le simple cadre de l’espace villageois. L’idée, au départ, était de réfléchir sur la problématique de la survie du masque et, à côté, de créer un cadre d’expression profane pour que les enfants et les moins initiés, qui ne connaissent pas le masque, puissent le découvrir et savoir les raisons de sa sortie et ce qui l’anime. »7

En 2006, j’ai demandé à Tankien Dayo quel bilan il tirait de cette 8e édition en ce qui concerne notamment la cohabitation des rituels sacrés et des rituels profanes. J’ai été très surpris de sa réponse :

« Je ne suis pas d’accord lorsque vous dites que le festival est un rituel profane. D’abord pour sortir les masques dans le cadre du festival, il faut faire des rituels coutumiers pour demander l’autorisation. Je considère le Festima comme un cadre de célébration de fêtes coutumières, notamment pour de nombreux Vieux dont les funérailles n’ont pas encore pu être exercées jusqu’au bout, dans les villages. »8

Pour ce qui me concerne, le Festima est a priori une manifestation à caractère profane bien que des adorations particulières soient effectuées avant et pendant son déroulement, cérémonies sans lesquelles les différentes participations villageoises ne seraient tout simplement pas possibles.

Depuis le début, les participants au festival savaient qu’ils venaient à Dédougou juste pour danser et faire un spectacle avant de retourner dans leurs villages respectifs. Les villages ne voulaient pas, pour la plupart, que l’on touchât aux aspects cultuels des masques afin d’éviter les confusions et les intrusions dans leurs affaires.

Mais, progressivement, le constat que l’on peut faire sur le terrain est que l’observateur a de plus en plus du mal à situer la véritable nature du Festima, tiraillé entre son double caractère, tantôt profane, tantôt religieux

1. 1997 : « Masques et tourisme »
    1998 : « Quelles perspectives pour la sauvegarde et la restauration des masques ? » 1999 : « Masques et  environnement »
2000 : « Masques et développement »
2002 : « Le masque, culture d’intégration ou culture de résistance ? « 
2004 : « Pluralisme et dialogue des cultures respectueux des identité propres dans un contexte de marché » 2006 : « Masques en péril et coopération Sud /Sud »
2008 : « Festima et renaissance culturelle »
2010 : « Caricatures, dérives et détournement du masque »
2. Séni Nazi, chef de la délégation du village de Ouarkoye, Dédougou interview menée par l’auteur à Dédougou en mars 2006.
3. Fidèle Toé,  membre d’une  société  de  masques  de  Toma,  résident  à  Dégougou.
4. Paul Zemba,  philosophe,  professeur  à  l’Université  de  Ouagadougou,  interview  menée  par l’auteur  à  Ouagadougou  en  mars  2006.
5. Fioro Jean-Marie  Kondé,  catholique,  infirmier  à  la  retraite  à  Dégoudou,  interview  menée par  l’auteur  à  Dédougou  en  mars  2006.
6. Salaka Sanou,  professeur  de  lettres  modernes  à  l’Université  de  Ouagadougou.
7. Tankien Dayo,  économiste  et  secrétaire  général  de  l’ASAMA.
8. Idem

3.    Les dilemmes du festival

 

3. 1. Ambiguïté entre aspects cultuels et profanes

L’association, au même titre que ses partenaires (organisateurs du festival, acteurs producteurs des rituels, chercheurs, médias, artistes, institutions culturelles), joue incontestablement le rôle de passeur de patrimoine.

Le Festima est bien une manifestation de jeu, de fête profane, dans laquelle un certain nombre de faits typiquement « sacrés » cohabitent au point d’en faire oublier parfois la dimension profane. Bien entendu, cette confusion est entretenue et nourrie par les organisateurs et les acteurs des villages qui en tirent profit.

Il faut préciser que la notion de croyance même est considérée comme ambiguë en anthropologie par de nombreux auteurs, dans la mesure où elle ne se prête pas à la vérification scientifique. Considérée et « jugée dogmatique », par Gérard Lenclud qui cite Radcliffe-Brown (1968 : 217).

«Un habitant du Queensland rencontra un Chinois qui portait un bol de riz sur la tombe de son frère. L’Australien en plaisantant lui demanda s’il pensait que son frère viendrait le manger. Le Chinois répondit : « Non, nous offrons du riz aux gens pour exprimer notre amitié et notre affection. Mais d’après votre question, je suppose que, dans ce pays, vous mettez des fleurs sur la tombe d’un mort parce que vous croyez qu’il aimera les regarder et sentir leur parfum. »9

L’anthropologue britannique, comme il se doit, a tiré de l’anecdote une moralité épistémologique : en l’absence d’une explication satisfaisante de leurs comportements apportée par les acteurs sociaux eux-mêmes, mieux valait s’abstenir de puiser dans nos propres préjugés. Il y ajoutait, avec moins de bonheur, une leçon de méthodologie positiviste : dans l’étude des religions, il est préférable de s’attacher aux pratiques plutôt qu’aux croyances qui en seraient les raisons et comme la théorie.

« La foi se prête mal à l’observation ethnographique, car la croyance s’extériorise aussi mal qu’elle se décrit » écrit aussi Bernard Lortat-Jacob en introduction à ses Chants de passion sardes (1989 : 15). On retrouve un point de vue semblable chez Bertrand Hell lorsqu’il écrit à propos du culte de Gnawa au Maroc :

« L’enquête ethnographique normale se révèle totalement impropre à saisir ce qui, aux yeux des affiliés, relève au premier chef de l’ineffable, de l’expérience vécue du partage des enthousiasmes. La psychologie introspective n’a pas cours dans le monde des confréries populaires. Le découpage systématique qu’opère la monographie s’avère adéquat pour décrire une corporation de potiers, un système de riziculture ou les enjeux de pouvoir au sein d’une communauté. Disséquer et compartimenter comme l’exige la méthode scientifique classique semble beaucoup moins pertinent pour pénétrer le sens du sacré, pour rendre compte de l’effervescence des consciences. […] Ausculter froidement ? Voilà effectivement l’écueil que j’ai souhaité éviter. » (Hell 2002 : 13-14)

J’ai effectivement vu des jeunes de la région de Dédougou se réclamer de la foi chrétienne ou de la foi musulmane et, paradoxalement, lors d’une sortie de masques, réintégrer les habits de feuilles, signe fort et incontestable que la croyance ne se vérifie pas par les actes des acteurs.

Avec les manifestations autour du festival, je vais décrire les jeux de construction du patrimoine des masques et les dilemmes qu’il suscite.

Au fur et à mesure que la manifestation évoluait, certains membres de l’ASAMA et certains participants villageois ont commencé à la considérer comme étant une manifestation religieuse. Il est intéressant de voir la mise en place des mécanismes de cette nouvelle codification sociale durant la succession des éditions du festival.

En fait, le « sacré » est utilisé dans le cadre du festival comme un prétexte pour rétablir ou re-hiérarchiser un ordre social perturbé dans le quotidien des villageois.

Pour analyser cette relation, je vais partir d’exemples de pratique « sacrée » dans la phase de préparation du Festima et jusqu’au sein même de la manifestation qui se voulait au départ profane.

La venue des masques au Festima exige des sacrifices (poulets, chèvres, etc.) pour chaque village participant, dont l’essentiel du coût est pris en charge par l’ASAMA. Cette prise en charge par l’association en plus des frais de transport et d’hébergement, joue un rôle non négligeable dans la prise de décision de participation des villages.

Durant le transport des troupes, il est arrivé plusieurs fois à l’ASAMA de vouloir regrouper dans le même bus, pour des raisons évidentes d’économie, les danseurs de deux villages situés sur le même trajet. Mais ceux-ci ont souvent catégoriquement refusé de partager le même espace pour des raisons d’interdits religieux, en prétextant, bien qu’ils viennent au Festima partager la même scène, que leurs cultes ne pouvaient pas être mélangés à ceux des autres.

Une fois au festival, sur chaque lieu d’hébergement des villages, le matériel des masques est rigoureusement protégé comme au village.

Progressivement, certaines légèretés des participants à l’égard de leurs propres masques ou des masques d’autres villages ont conduit les responsables des sociétés de masques à instaurer des sanctions d’offrande lorsque qu’un principe élémentaire avait été violé durant le festival. Ces mesures ont contraint tous les acteurs à une conduite aussi rigoureuse au festival que lors des prestations religieuses. Ainsi, contrairement à ce que certains craignaient – que le festival par son aspect ludique ne conduise à la banalisation du masque et du sens religieux –, il a stimulé une ferveur nouvelle qui est allée bien au-delà des attentes des organisateurs.

La collection facile de cette sorte d’impôt a restauré dans une certaine mesure l’autorité et le pouvoir des Vieux et elle a renouvelé la confiance des pratiquants de la religion qui se sont sentis valorisés et respectés.

Deux exemples pris au Festima illustrent la question de l’autorité des sociétés de masques : l’affaire du masque sur un vélo et le conflit survenu entre l’ASAMA et la première chaîne de télévision allemande en 2000.

L’affaire du masque sur un vélo semble à première vue triviale. Pour des raisons de ponctualité, les ressortissants d’un village avaient jugé nécessaire de faire transporter un masque sur un vélo afin de gagner du temps. Le cycliste et le masque sur le porte-bagage du vélo ont traversé les artères de la ville sous l’acclamation des badauds et le regard médusé des Vieux 10.

Pour ces derniers, en acceptant de se faire transporter sur un vélo, le masque cédait son pouvoir puisqu’il se soumettait au respect du code de la route. Il se soumettait ainsi aux mortels alors que c’est lui qui devait soumettre le commun des mortels. Ce n’était plus un masque puisqu’il avait perdu le pouvoir, il avait même, disait un badaud du village, « perdu la force de rattraper le temps perdu». Au village, le code de la route est représenté par le masque et son institution. Le masque vient quand il veut, passe où il veut et le public a l’obligation même de l’attendre.

Les Vieux de Dédougou ont imposé des offrandes au village en question et réclamé aussi à l’ASAMA des réparations. De retour au village, les acteurs de cette faute ont été réprimés à leur tour par les leurs. Les coupables ont justifié leur acte par le fait que les programmateurs ne toléraient de leur part aucun retard.

Je comprends dès lors pourquoi les porteurs de masques n’hésitent pas à pousser l’enquêteur ethnographique à la faute pour se faire payer des dédommagements, quelquefois exorbitants, en nature ou en espèces, en prétextant la profanation : un bœuf, six chèvres, une quantité importante de bière de mil, etc.

Le second exemple est une affaire liée à l’infiltration d’un village par les reporters de la première chaîne de télévision allemande. Moyennant de l’argent, les paysans d’un village invité au Festima ont accepté des interviews filmées durant l’habillement des masques. L’affaire a fait grand bruit et, une fois de plus, ce village a dû payer une forte amende pour avoir porté atteinte aux autorités coutumières de la ville de Dédougou. L’ASAMA a aussi dû passer à la caisse pour dédommager les deux villages.

Le principal lieu du festival joue un rôle non négligeable dans sa perception ou sa nature religieuse.

Pour l’ethnologue, la transformation de cette place cultuelle en espace de festival et de musée est un geste symbolique important. Il permet de désacraliser ce lieu chargé sur le plan culturel, mais aussi sur le plan politique.

Paradoxalement, pour les acteurs autochtones, ce nouveau terrain dévolu au festival, par son origine, a provoqué un réinvestissement du champ religieux, en confirmant et en renforçant encore la nature religieuse du festival et les convictions de certains de ses acteurs. Il demeure un espace incontestablement « sacré » où convergent les ballets incessants de toutes les sociétés de masques dans une communion où ceux-ci sont vénérés. En arrivant sur cette place, chaque village invité fait une halte dans la concession de l’autorité coutumière avant de se présenter sur l’aire du spectacle où ses masques exécutent des pas de danse à la grande joie du public.

L’instauration en 2006 des «Assises à palabres» durant le Festima a permis aux anciens et à certains initiés de discuter du code éthique des sociétés de masques. Cette rencontre s’est tenue à l’exclusion de la presse, des élèves et des étudiants, mais en tolérant la présence de profanes d’un certain âge. Comme au village, les assises à palabres réunissent un cercle d’initiés chargés d’échanger sur les questions religieuses.

Du côté profane, j’ai vu un masque, surnommé par la foule Marimar, incarnant l’héroïne d’une telenovela brésilienne diffusée à la télévision nationale du Burkina. Ce masque, dansant aux rythmes d’une musique syncrétique et des chants de la foule, est devenu une célébrité nouvelle de son village. À chaque édition, le public s’impatiente de voir sa prestation saluée par des acclamations et des fou-rires.

Masques singes mimant l’acte sexuel devant les rires et les regards d’une foule surexcitée, masques hyènes s’avançant à grands pas et enlevant un enfant comme une proie à dévorer, masques buffles en position de charge sont autant de réalités d’un jeu profane théâtralisé avec le public. La répétition du festival, des enjeux en cours permettent de suivre les transformations des masques et des pratiques.

Le phénomène du port des chaussures par les masques, que l’on observe facilement durant le festival, pose au public le problème de la nature religieuse ou profane du festival. Les masques ne portent normalement pas de chaussures afin d’éviter d’être identifiés, mais la nouvelle attitude consistant pour les masques à danser chaussés, si elle est tolérée par certains villages, est sévèrement condamnée par d’autres.

Ceux des porteurs qui utilisent des chaussures expliquent leur choix par le soulagement qu’elles leur apportent sur le sable surchauffé par la canicule, la limitation des risques de blessure par des tessons de bouteille ou des métaux, risques non négligeables qui exposent au tétanos.

Le cadre du Festima est devenu un lieu de jeu, de rivalité entre les villages tant au niveau des danses que des formes des masques. Les villages ne négligent pas l’enjeu consistant à être le plus apprécié du public.

L’ASAMA est régulièrement sollicitée pour dire aux villages participants ce qui relève ou pas de la tradition. En témoigne cet extrait d’article du journal L’Observateur Paalga du jeudi 7 mars 2002 :

« Si l’organisation du festival, devenu biennal, se parfait au fil des éditions et que l’œuvre humaine est toujours imparfaite, il convient quand même d’attirer l’attention des organisateurs sur un certain nombre de pratiques. Certaines sociétés de masques arrivent sur le site du festival avec des masques dont on peut voir les habits sous le masque. Si au cours de sa prestation, on peut apercevoir la culotte ou le sous-vêtement d’un masque, cela ne fait pas sérieux. Ça ne fait pas honneur à la tradition dans la mesure où cet état de fait relève de la légèreté dans la confection du masque. Sans prétendre vouloir donner des leçons, il faut que l’ASAMA demande aux sociétés de masques d’être plus regardantes sur leurs masques (nous parlons ici des masques de feuilles).»11

9. Gérard LENCLUD,  «Vues  de  l’esprit,  art  de  l’autre.  L’ethnologie  et  les  croyances  en  pays  de savoir»,  Terrain,  n°  14,  1990,  p  5-19

10. Il  faut   préciser   qu’un   an   avant   ce   fait,   dans   l’exposition   «   Masques   Bwaba,   masques d’Appenzell,  une  rencontre»,  une  photographie  de  Jean-Claude  Klotchkoff  présentait  un  masque transporté  par  un  vélo.  L’image  avait  eu  un  grand  écho.  Je  reste  persuadé  que  la  polémique qu’elle   avait   suscitée   a   joué   un   rôle   dans   l’option   prise   par   les   villageois   de   montrer qu’un  masque  pouvait  bien  être  transporté  sur  un  vélo,  avec  l’avantage  d’une  originalité et une certaine ouverture
11. L’Observateur Paalga  du  jeudi  7  mars  2002.

 

3.2. Les problèmes financiers

La nature ponctuelle et incertaine des contributions financières a toujours porté quelques soucis à la tenue du festival.

Comment mobiliser à chaque édition des moyens financiers toujours plus importants pour garantir l’organisation du festival? Peu de partenaires interviennent dans ce type de financement et encore moins au Burkina Faso où l’État n’a pas les moyens d’accompagner ce genre de manifestation. Il faut préciser que la recherche financière constitue en elle-même un travail non négligeable, pas vraiment à la portée de bénévoles étudiants, de surcroît peu crédibles face aux bailleurs.

Les institutions publiques telles que le Ministère de la Culture et la Direction du Patrimoine se sont toujours contentées de ne soutenir l’ASAMA que de manière symbolique.

 

3.3. Le manque de compétences

Le développement de la manifestation nécessitait un recours à de nouvelles compétences techniques en matière d’organisation, de gestion de projet et de suivi, dont l’ASAMA ne dispose toujours pas. Compétence en matière de recherche financière qui prend énormément de temps et d’énergie, compétence en matière d’organisation de spectacles, compétence en matière de gestion et suivi des micro-projets.

 

3.4. Les contradictions internes

Elles apparaissent au moment où un programme d’orientation générale pour la sauvegarde des masques et la réhabilitation des bosquets sacrés sur dix ans a été formulé avec la priorité de rendre autonome aussi vite que possible l’ASAMA.

Malgré toutes les mises en garde, la tentation et l’utopie de voir les choses toujours plus, ont pris le pas sur la réalité.

La difficulté d’application du programme d’orientation a conduit à des conflits internes entre les partisans d’un petit festival avec les moyens de bord et ceux d’un grand festival. Les orgnisateurs n’avaient plus les mêmes attentes sur le projet de l’association. Les partisans d’un grand festival l’ont facilement emporté. La sauvegarde des masques dans le monde moderne avait fait place à d’autres préoccupations, comme les emplois, les possibilités de profit financier, le côté festif du Festima, occasion de grandes réjouissances.

Dans ce programme, outre les activités déjà considérables du Festima, impliquant le triplement du budget à chaque édition, de nombreux projets furent réactivés.

Le projet d’un musée à Dédougou a été remplacé par de nouvelles idées : centre de ressources sur l’héritage des forgerons, centre de ressources sur les masques de feuilles, centre de ressources sur les masques de fibres, centre de ressources sur l’héritage des griots, centre de ressources sur les croyances populaires, centre de ressources sur la thématique de la résistance des Bwaba pendant la période coloniale…

L’idée d’aménager le site du festival en méga site a été proposée afin que le festival puisse rassembler les masques de tous les continents avec ce que cela implique de complexité multiculturelle et d’illusions.

L’étude de l’aménagement du site a été faite par un bureau d’architecture qui l’évalue à plus d’un milliard trois cent mille francs CFA.

Le Festima a été rebaptisé en Festival International des Masques de Dédougou.

Au lieu de réduire la prise en charge de l’alimentation des villages durant le festival (par le soutien en amont, d’un financement pour la création de champs collectifs dont les récoltes devraient permettre de rendre l’association autonome), il a été proposé un projet dit « de renforcement des capacités des villages à sociétés de masques pour la sécurité alimentaire et le développement durable dans la boucle du Mouhoun et des Tuy ».

L’ASAMA dont le rôle est simplement de promouvoir et de défendre le masque s’improvise dans un volontarisme étonnant à vouloir aménager des sites, construire des musées, résoudre les questions de production alimentaire par les OGM…

Les attentes financières du festival pour la créations d’emplois, l’intérêt grandissant des actions, des projets et manifestations ont très vite pris des proportions démesurées.

L’impact médiatique du Festima et de l’Association des Amis du masque à Pouni a eu pour conséquence l’apparition comme des champignons de nombreux mini-festivals dans toutes les régions du Burkina. De la volonté de reconnaissance du patrimoine des masques ce processus glisse progressivement vers une forme de « touristification » impliquant des enjeux locaux et gobaux.

Masque à lame en face de hibou du village de Boni (Photo Jonathan Watts, festival 2006)

Le hibou symbolise celui qui voit au-delà du visible. Le croissant lunaire blanc montre la nouvelle lune, période de l’initiation. Les chevrons évoquent les traces du grand serpent, à l’origine de tous les mythes, le X étant la marque du clan. Le crochet du visage est soit le bec du calao, oiseau associé au do, soit le pénis circoncis des adolescent ou le manche de la houe qui féconde la terre.

 

3.5. Les dangers de la globalisation et du transfert des rituels

En effet, la plupart de ces villages participent au Festima tout en essayant de garder une certaine autonomie. Certaines sociétés de masques affiliées à l’ASAMA ont même l’opportunité de sortir de leur village pour participer à d’autres festivals, aussi bien en Afrique de l’Ouest qu’en Europe. C’est le cas des villages de Boni, de Boromo, de Ouri, de Toma qui ont participé à des festivals de masques en Côte d’Ivoire, au Mali, en Belgique, en France, en Hollande et en Suisse.

La volonté de sauvegarde des masques par la conservation, qui anime les acteurs de l’ASAMA, aboutit finalement à une forme d’ouverture au monde extérieur par l’internationalisation du festival. A travers celui-ci, de nouveaux réseaux se construisent et s’universalisent à grande vitesse à tel point que les organisateurs locaux ont sousestimé les contradictions de ce grand brassage des masques.

Il ne devrait donc pas être étonnant pour l’ASAMA que des villages entiers aient des velléités d’aller se produire hors de leur contexte pour des raisons financières puisqu’elle même a procédé de la sorte.

Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, en mai 2008, l’ASAMA proteste, par un communiqué de presse, contre le projet d’une famille du village de Boni, d’aller se produire au Musée du quai Branly, les 19 et 20 juin 2008 : ci- joint un extrait de lettre de cette protestation

 

« Ouagadougou, le 2 mai 2008

L’Association pour la sauvegarde des masques (ASAMA), convaincue et soucieuse de l’avenir des masques menacés par les dérives de la société moderne (vol, négligence, perversion, etc.) prête main forte depuis 1996, aux acteurs de la tradition afin de préserver ce patrimoine en péril. […] C’est fort de cela que l’ASAMA s’élève contre toute action qui tend à banaliser et à vilipender le masque. En effet, nous avons appris sur le site du musée de Quai Branly (France)

http://www.quaibranly.fr/fr/programmation/theatre-danse-musique/saison-2007-2008/le- miroir-du-corps/le-corps-en-mouvement-arts-martiaux-et-acrobatiques/index.html,

que des masques de feuilles bwa devraient se produire les 19, 20 et 22 juin 2008 dans le jardin dudit musée. Cela nous a inquiétés, car de mémoire de Bwa, les masques de feuilles ne peuvent pas se déplacer dans un tel contexte (cadre inapproprié pour la sortie du masque de feuilles puisque que les masques de feuilles ne proviennent que de la brousse, période inadéquate puisque les masques de feuilles ne peuvent sortir pendant l’hivernage, absence d’espèces végétales requises en France pour les masques de feuilles qui n’utilisent que des essences spécifiques, etc.). […] De tels comportements sont de nature à profaner cette identité culturelle. C’est pourquoi l’ASAMA prend à témoins les détenteurs du 12, les chefs coutumiers, les hommes de culture et de médias, le Ministre en charge de la culture, pour protester énergiquement contre cet abus. Par conséquent, nous nous opposons à ce voyage qui n’honore ni l’individu, ni le village de Boni, ni le Bwamu, encore moins la culture burkinabé.

[…]

Le Secrétaire Exécutif Tankien Dayo,

Ampliation : CAB/MCTC, Ambassade de France ».

Les arguments de l’ASAMA sont fondés sur le fait que non seulement, selon l’usage et le contexte, les masques de feuilles et les masques de fibres ne se rencontrent pas et ne peuvent pas non plus être produits à n’importe période de l’année. Cependant quelle est la légitimité de l’ASAMA d’interdire à un village la pratique de ses masques alors qu’elle-mêmes incite les villages les plus conservateurs et résistants à venir au festival ou encore ses propres membres accompagnent certains de ces villages dans des tournées en Occident?

La famille concernée argumente que ses masques peuvent sortir du village et se rendre en spectacle en France. Il y a là, c’est évident, un risque, celui que tous les villages s’adonnent à ce passage à la scène internationale, en perdant de vue le rôle des sorties de masques dans la collectivité villageoise, en approfondissant encore le fossé entre « tradition » et « modernité ». Cette situation contradictoire et controversée pose des questions intéressantes sur l’ouverture du festival du local au global.

Bien entendu, je suis loin de m’opposer à l’universalité du sens des masques, à l’intérêt qu’ils suscitent à travers le monde, mais le problème posé est de savoir si les sociétés de masques de la savane africaine sont prêtes pour ce type de rendez-vous. Du coup se pose la question du fondement même de l’ASAMA.

Les mécanismes du processus de patrimonialisation, puis de « touristification » des masques à travers le Festima est une problématique qui dépasse le seul cadre local du Burkina Faso. Ce processus prend en compte toute la région ouest-africaine (Mali, Côte d’ivoire, Bénin, Togo, Sénégal) et s’intègre, dans une logique plus globale comme la revivification des fêtes masquées un peu partout en Europe et ailleurs (exemples des masques appenzellois en Suisse ou du Carnaval de Binche en Belgique. Ces mécanismes sont fécondés par l’impact du tourisme aujourd’hui devenu la première industrie planétaire. Il tire à coup sûr profit des inégalités entre hémisphères et des rapports de force qui en découlent – migration économique sud-nord contre tourisme nord-sud. L’année 2000 a vu 673 millions de touristes se disperser à travers la planète.

A ce propos, Nélia Dias 13 relève :

« Quelques ouvrages ont récemment exploré de façon ponctuelle les liens entre musées et tourisme. Il restait cependant à examiner, de façon systématique, la nature exacte des rapports (de tension, compétition et/ou de coexistence). C’est chose faite grâce à l’ouvrage de Barbara Kirshenblatt-Gimblett (1998b) Destination Culture. Le sous-titre du livre révèle d’ailleurs le dessein sous-jacent à ce projet, celui de rendre compte des rapports, implicites ou explicites entre musées, tourisme et patrimoines. C’est l’un des mérites de ce livre de souligner, d’une part, la tension entre musées et tourisme dérivée du fait que tous les deux concourent à la production de ce qu’on appelle en langue anglaise heritage et qu’on traduira ici sous le terme de patrimoine. Et de mettre en évidence, d’autre part, l’adoption par les musées de la logique commerciale, semblable en de nombreux points à celle qui préside à l’industrie touristique dans le but de vendre de la culture. Tourisme et musées forment ainsi un couple indissociable sans qu’on puisse précisément discerner lequel des deux constitue le point de départ et/ou le point d’arrivée. Peut-être importe-t-il peu de se poser ce genre de questions ; en fait, la visite des musées peut constituer le but du voyage touristique tout comme les musées peuvent organiser des voyages culturels. La culture est donc la destination suprême du voyage, une culture donnée en consommation, voire patrimonialisée. »

De ce point de vue, pour Nélia Dias, l’un des apports majeurs de ce livre consiste dans l’approche du patrimoine en tant que production à la fois de la différence et du local (herness). Cette approche est conduite à partir de l’examen du rôle des expositions dans la production du patrimoine dans trois contextes nationaux : Australie, Etats-Unis et Nouvelle-Zélande.

L’ASAMA avec son festival, sous forme d’exposition, vend de la culture et procède de la même manière que le processus susmentionné.

La différence du Festima d’avec d’autres manifestations similaires dans d’autres pays réside précisément dans la question du tourisme qui n’a pas encore pris une place déterminante au Burkina Faso. A la naissance du festival, il n’était pas question de tourisme. Dix plus tard les organisateurs parlent de tourisme solidaire. A terme toutefois, si toutes les conditions sont réunies pour son développement, il n’échappera pas à cette problématique du tourisme, comme on la connaît chez nos voisins, au pays Dogon et, plus largement, sur le plan global.

Une institution comme le Musée du quai Branly, en invitant régulièrement une société de masques à se produire en son enceinte, peut créer des appels des appels d’air participer directement à l’accélération des processus de transformation des villages. Un tel séjour n’est pas sans effet sur les villageois de Boni de retour chez eux de même que chez le visiteurs future touristes.

Toutes ces réflexions devraient prendre en compte une certaine éthique aussi bien de la part de l’ASAMA que des institutions culturelles à l’image du Musée du quai Branly.

Dans le contexte local, les politiques aussi récupèrent les masques en manifestant la volonté de faire des festivals de masques un creuset de l’identité nationale. Cette volonté n’est pas nouvelle et relève des logiques stratégiques pour l’affirmation de l’Etat nation, et particulièrement pour la promotion des nouveaux Etats-nations.

« La prise en compte des mesures ci-dessus contribuera certainement à l’épanouissement de la culture bukinabè en mobilisant tous les intervenants dans le domaine du développement culturel (Etat, opérateurs économiques, artistes publics, ONG, agents du développement socio- économique, hommes de culture), chacun à son niveau et selon ses moyens. En effet, il est grand temps que « la culture devienne un enjeu national », et ce dans sa double dimension artistique et industrielle car « le développement de la culture passe par la culture du développement. »14

Le thème de la Xe édition de la Semaine Nationale de la Culture (mars 2000), « Investir dans la culture pour l’avenir » est assez révélateur de l’idée de faire de la culture et du patrimoine une industrie productrice. Dans son message, le Ministre de la Culture et des Arts, Mahamoudou Ouédraogo, insistait en ces termes :

«[…] Dans un contexte dominé par l’économie, la culture doit faire preuve de sa rentabilité. Mais pour cela il me semble qu’elle doit être financée pour que son expression participe au développement social. Je m’adresse à tous, mais particulièrement à tout opérateur économique et tout détenteur de capitaux. La culture peut être une source de revenus. Il faut avoir le courage d’y investir et la patience d’attendre qu’elle rapporte. »15

Voici les discours qui ont servi de terreau à l’épanouissement des activités associatives et culturelles comme le Festima au Burkina.

Les derniers succès médiatiques du festival des masques ont donné à l’ASAMA une légitimité plus

ou moins contestable. Le positionnement du Festima comme passeur de patrimoine demeure paradoxal :

Pourquoi et comment sauvegarder le masque dans le monde contemporain tout en l’exposant aux regards du monde entier ?

12. Le Do étant l’institution religieuse des masques qui organise la vie sociale, politique, économique dans société bwa.
13. Nélia DIAS  «  Que  signifie  mettre  en  exposition  ?  A  propos  de  Destination  Culture  de  Barbara Kirshenblatt  Gimblett  »,  Terrain,  n°  34,  p159-164.
14. Ministère de  la  Communication  et  de  la  Culture  du  Burkina  Faso,  1996,  séminaire  national sur la politique culturel, 87.
15. Ministère de  la  Communication  et  de  la  Culture,  programme  de  la  Semaine  Nationale  de  la Culture  Bobo  2000,  p.  5.

Porte d’entrée de l’église représentant un masque du village de Boni (Photo Marc Coulibaly, 2004)

L’église du village a intégré dans son architecture les symboles patrimoniaux du masque à face de hibou sous forme de porte d’entrée. Exprimant ainsi le syncrétisme entre le culte du Do et le Christianisme.

Références bibliographiques

 DIAS Nélia, « Que signifie mettre en exposition ? A propos de Destination Culture de Barbara Kirshenblatt Gimblett », Terrain, n° 34, 2000, p.159-164.
COULIBALY Marc, « Masques bwaba (Burkina Faso), masques d’Appenzell (Suisse) : dialogue intercuturel autour d’une exposition », Institut d’anthropologie et de sociologie, 2003, Lausanne, Recherches et travaux, n°13. 84 p.
COULIBALY Marc, « Des masques cultuels au masque muséifié. Leurs usages et représentations à travers l’itinéraire d’un chercheur », thèse de doctorat, Université de Lausanne, 2008. 430 p.
LENCLUD Gérard, «Vues de l’esprit, art de l’autre. L’ethnologie et les croyances en pays de savoir », Terrain, n° 14, 1990, p. 5-19.
MINISTERE DE LA COMMUNICATION ET DE LA CULTURE DU BURKINA FASO, séminaire national sur
la politique culturelle, 1996. 147 p.
MINISTERE DE LA COMMUNICATION ET DE LA CULTURE DU BURKINA FASO, programme de la
Semaine Nationale de la Culture Bobo 2000, p. 110 p.
SANOU Salaka, « la culture vue d’Afrique », dans OUEDRAOGO Mahamoudou et SANOU Salaka Culture identité, unité et mondialisation en Afrique, Ouagadougou, Presse universitaires de Ouagadougou, 2003, p. 97-126.
SANOU Salaka, « Diaspora et culture nationale », dans Les grandes conférences du Ministère de la Communication et de la Culture, Ouagadougou, Imprimerie de L’Avenir, 1999, p. 57- 71.